
Descendre de l'avion à l'aéroport du Raizet et sentir cette nappe de chaleur nous tomber dessus... Se débarrasser illico de nos gilets. Au placard pendant deux semaines les gilets ! Chercher la mer des yeux. La voilà...
Faire la tournée des cousins et des oncles en attendant qu'un seule chose : La revoir enfin. Faire l'hypocrite du haut de mes 10 ans en répondant "oui, oui" à chaque question stupide posée : contente d'être là ? il fait chaud hein ? plus chaud qu'en métropole ? alors c'est les vacances ?
Écouter Papounet raconter à quel point nous sommes sages...
Prendre la route qui mène à Deshaies sur l'unique "autoroute" de l'île. Revoir les paysages familiers. Tiens, tonton Michel a terminé sa maison !
Penser à elle et à la petite larme qu'elle aura en nous revoyant. Respirer à fond par la vitre ouverte, ça sent le soleil et les vacances. Et dehors, le jour baisse et on commence à entendre les grenouilles et les criquets (que j'ai longtemps prises pour des cigales !). Nous irons à la mer en décembre...
LA voir enfin qui nous attend à la porte de sa maison : Grand-Mère, notre grand-mère à nous. Mettre nos bras autour d'elle, la sentir nous tâter les bras pour "voir si on a grossi". Elle nous trouve maigres, comme d'habitude, elle va nous remplumer ! Respirer son odeur : un mélange de soleil, d'eau de Cologne et d'huile carapate...
Le lendemain matin, avaler en grimaçant la "purge" qu'Elle nous donne. Attendre patiemment d'avoir fait notre crotte avant de pouvoir prendre le ptit dèj. Détester ce rituel de la purge sensé nous "nettoyer" pour rendre notre corps apte à une nouvelle alimentation.
Écouter Grand-Mère nous distribuer nos tâches et râler parce que les cousins n'ont rien à faire !
Nanny, ma frangine, se chargera du boudin avec Grand-Mère, parce qu'elle est plus grande.
Moi, je malaxerai à la main la farce des crabes et préparerai la pâte à accras (la morue dessale depuis deux jours).
Papounet tuera Porcinet (que nous avons connu bébé l'été précédent) avec ses frères, videra les crabes.
Puis Nanny et moi préparerons les desserts et mettrons en bouteilles les planteurs qui marinent depuis plusieurs jours dans des cuves de bois.
Le 24 au matin, s'apprêter pour aller au "Chanté Nouel" à l'église avec Grand-Mère. La regarder comme si elle avait vingt ans alors qu'elle en a 80. Mais dieu qu'elle est belle en robe madras traditionnelle (sous sa robe colorée, un jupon blanc en broderie anglaise), avec ses grosses créoles aux oreilles. Supplier qu'elle me laisse porter ses boucles d'oreilles en or en forme de grappe de raisin (j'en ai hérité). Recevoir notre dose réglementaire de crème Nivéa et d'eau de Cologne. Se regarder toutes les trois et se trouver belles...
A l'église, chanter les chants religieux traditionnels antillais sur la Nativité : "Joseph mon cher fidèle - cherchons un logement - le temps presse et m'appelle à mon accouchement...". Regarder la crèche géante devant l'autel.
Voir Grand-Mère fière de ses petites-filles de métropole, les filles de son dernier fils...
Se hâter de rentrer faire la popote. Ce soir c'est "Nouel".
Farcir les crabes de mes mains. Apprécier l'odeur de l'oignon-pays sur mes mains. Manger du crabe cru en cachette.
Regarder écœurée Nanny remplir la "peau" du boudin (du boyau en vérité !) de son contenu sanguinolent (j'ai appris deux ans plus tard). Finalement, je m'en sors bien avec mes crabes. Avoir peur de l'huile chaude qui va cuire les accras.
Pleurer un peu parce que Porcinet est mort en hurlant comme un goret (c'en est un en même temps). Se laisser consoler par Grand-Mère qui nous rappelle le goût excellent du jambon de Noël de l'an dernier et nous fait un récit à sa sauce de la chaîne alimentaire.
Regarder Porcinet tourner autour de sa broche, au-dessus du feu, farci d'épices et dégageant un fumet délicat...
Allumer la musique pour mettre un peu d'ambiance. Prendre encore une douche (il fait plus de 28°C) pour se rafraîchir et se débarrasser des odeurs de cuisson. Accueillir les cousins de Pointe-Noire, Sainte-Rose, Saint-Claude...
Regarder en salivant les cadeaux sous le mini-sapin de plastique. Imaginer la Barbie Parfum de Rêve, le poupon Nenuco qui fait pipi pour de vrai...
Regarder les grands prendre un "décollage" : ti punch (rhum blanc, sucre de canne, citron vert) ou "sec" (rhum tout court et cul sec). Du schrub pour les dames (rhum à l'écorce d'orange marinée, sucré et pas trop fort). On a le droit de tremper notre doigts...slurp.
Passer à table enfin... L'entrée d'abord : boudin antillais, accras de morue, "ouassous" (sorte de gambas), crabe farci...
Danser pour "faire descendre" comme dit Grand-Mère...
Se rasseoir pour passer aux plats... Porcinet, enfin descendu de sa broche, découpé par Papounet et ses frères ou du boeuf pour ceux qui préfèrent. Des patates douces, des fruits à pains (qui poussent dans les arbres et se mangent comme des pommes de terre) et des bananes-légumes pour accompagner. Le tout arrosé de sauce savamment épicée... A table, les grands boivent du vin, plus prisé que le rhum (et meilleur en mangeant !), mais plus cher aussi.
Danser encore... "Nouel" et "Jou'd'lan" se passent toujours en dansant. Ruser pour ne pas danser avec tonton Michel qui sent la transpiration et qui a (encore) abusé du punch. Sinon, c'est pinçage de joue assuré.
A minuit, pouvoir enfin ouvrir les cadeaux. Crier de joie devant Barbie Parfum de Rêve. Chercher le jeu "Dessinons la mode" et découvrir qu'on ne l'a pas eu, dommage ! Regarder Grand-Mère ouvrir ses cadeaux en disant qu'elle n'en voulait pas, que Noël c'est pour les enfants... La regarder encore mettre son châle tout neuf qu'elle portera pendant "l'hivernage" (janvier-février), quand il fait frais le soir. Frais ça veut dire 24°C...!!
Boire du champagne avec le dessert, tremper un boudoir dedans et aspirer. Aider Grand-Mère à servir le dessert : sorbet coco maison, gâteau accompagné de chaudeau (un genre de crème anglaise, mais plus épaisse, plus parfumée avec cannelle, muscade, rhum, qui se boit à la tasse et bien chaud).
Danser encore. Et voir Grand-Mère se lever quand on passe une biguine : toute seule, au milieu de tout le monde, mains sur les hanches. 80 ans passés et une souplesse rare quand elle danse. De la majesté dans ses mouvements, mais je ne connaîtrai ce mot que bien plus tard.
Faire les timides quand elle nous invite à la rejoindre pour nous apprendre à danser ces danses traditionnelles. Accepter enfin. Se sentir maladroites face à elle, mais prendre de l'assurance en ignorant les autres.
Comprendre, des années plus tard, que les accras, le boudin, les crabes farcis, la biguine, la mazurka, le cadrille, c'était un peu d'elle qu'elle nous apprenait. Qu'elle nous transmettait.
Notre héritage.